Picasso 1906. La grande transformation, visitable du 15 novembre au 4 mars 2024, veut regarder, à partir d'une conscience esthétique contemporaine, la première contribution de l'artiste à la définition de l'art moderne. Jusqu'à présent, la production de Picasso de 1906 était comprise comme un épilogue de la période rose ou comme un prologue des Señoritas d'Avignon. Mais aujourd'hui, on peut dire que 1906 fut une « période » ayant sa propre entité dans le développement créatif de Picasso. A seulement 25 ans, en 1906, Picasso est encore un jeune artiste, mais déjà mûr dans ses critères esthétiques. Laissant derrière lui la bohème et le pessimisme, il est vital et expansif, voire sensuel ; il aborde les approches libertaires et aspire à la refondation de l'expérience artistique.
Avec le soutien de marchands et de collectionneurs, et lié à un puissant groupe de créateurs contemporains, il vit dédié au sens « processuel » de son œuvre, recherche « le primordial » et développe son travail dans trois registres : le corps, la forme et interculturalité. Picasso aborde la représentation de l'adolescence arcadienne comme le symbole d'un nouveau départ.
Le corps peint assume sa propre émancipation. L’artiste aborde sans détour la puissance de la pulsion scopique dans sa relation avec l’intimité féminine non éveillée. Ce qui est vernaculaire se pose comme une mythologie d’origine. L'empreinte figurative de Fernande Olivier, sa compagne du moment, sert de support à l'expérimentation de langages plastiques. L'artiste de Malaga est capable de générer des expressions faciales génériques et de les amener à la qualité d'un idéogramme synthétique.
Parallèlement, il redéfinit le cadre entre fond et figure, propose un nouveau sens de la mimesis et développe des concepts matériels et tactiles dans le modelage de la sculpture. Son rythme accéléré de transformations culminera dans les deux premiers mois de 1907 et, dans toute son activité débordante, le dialogue avec Gertrude Stein fut pour lui crucial.
Dans la recherche de ce qui est primordial, l'artiste propose une pleine synergie avec les productions artistiques des cultures alors considérées comme « primitives ». Ce phénomène, devenu poétique, s'est produit en 1906 - et non en 1907 comme on l'a supposé - et ne représentait pas la fixation d'un modèle particulier, mais plutôt un effort d'hybridation avec lequel placer quelque chose d'équivalent à un « langage commun ». du primordial. Les références culturelles de Picasso, outre l'art ibérique et l'art dit nègre, couvraient, entre autres, le roman catalan, l'art protohistorique méditerranéen et l'art égyptien ancien.
Des références que Picasso assumait - comme il l'expliquait lui-même - non pas comme de simples données formelles mais comme des présences culturelles actives et non aliénées, encadrées dans des rituels collectifs et dotées d'une puissante capacité de relation avec le transcendant. Et il faut bien comprendre cette façon de faire les choses. Parfois, c'est le travail même de l'artiste qui l'amène à la rencontre du « primitif ». Et, parfois, c'est « le primitif » qui l'inspire. C'est une relation dialectique.
L'interculturalité de Picasso peut également être comprise à partir d'autres paramètres. La biographie de l'artiste elle-même intègre de puissants déplacements expérientiels. Picasso était conscient de « l'altérité » du genre. Il a capturé la photographie homoérotique et ethnographique d'une manière particulière. Il a créé de nouveaux moules anthropométriques. Ou bien il utilisait la presse de masse et les livres d’images au travail.
Dans sa manière d’appréhender la mémoire visuelle, il met à mal l’idée d’anachronisme et maintient sous-jacent l’héritage de l’Histoire de l’Art, utilisant la citation et l’appropriation dans un sens presque contemporain. Et c’est cette relation complexe entre cultures, langage primordial et mémoire muséale qui rend unique le Picasso de 1906 et marque sa première rencontre décisive avec l’art moderne.